Vraiment, il aurait pu servir de modèle à Marivaux pour son Paysan Parvenu.
Il naquit, cet autre Jacob, d'une modeste famille de laboureurs, à Saint-Maurice en Cotentin, très probablement en 1710. Or, Jacques Duchesne, laboureur et bourgeois de Saint-Maurice, et Simonne Duval sa femme avaient six enfants, l'aîné des quatre fils étant notre Nicolas-Bonaventure. Ils habitaient à Saint-Maurice (Canton de Barneville - Carteret) « une maison à usage de salle, grange et étable, et boulangerie », mais leurs terres, de contenance d'environ trente vergées, ne suffisaient évidemment pas à entretenir quatre fils (dont au moins deux ambitieux), de sorte que Nicolas-Bonaventure part tenter la fortune à Paris, ou le suivront plus tard ses frères René-Léonard et Jean-Francois. C'est donc leur frère cadet, Jacques Duchesne fils, qui reste sur place pour aider son père à cultiver ses champs.
C'est peut-être vers 1726 que notre Nicolas-Bonaventure arrive à Paris, ou il entre en condition comme... laquais chez le libraire - éditeur Laurent-Francois Prault qui exerçait, quai de Conti, à la descente du Pont Neuf, sous l'enseigne de la « Charité ». L'on peut croire cependant, que, des le début de son service chez Prault fils, peut-être même avant son départ de Saint-Maurice, Duchesne ambitionnait de se faire libraire à Paris. Mais à cette époque-là, n'était pas libraire qui voulait, de sorte que, pendant les années trente et quarante du dix-huitième siècle, il dut trouver son chemin semé d'obstacles quasiment insurmontables, sa condition de laquais et le manque des capitaux susceptibles de lui permettre de lancer une grande entreprise de librairie n'en étant que les premiers. Il les surmontera cependant, comme tous les autres obstacles qui lui barreront le chemin. Tout laquais qu'il était, Duchesne est parvenu petit à petit à transformer ce service domestique en une espèce d'apprentissage officieux, profitant de tout conseil susceptible de lui être utile, écoutant les critiques des lettrés et des bibliophiles lesquels, à l'affût de nouveautés, fréquentaient les boutiques de Prault fils, quai de Conti, ou de Prault Père, quai de Gèvres. Un début de carrière à la Jacob peut seul expliquer que, des l'âge de 41 ans, Duchesne sera lui-même reçu libraire par la communauté des libraires de Paris. L'on constate d'ailleurs avec un certain intérêt que Prault père avait suivi la même carrière car, lui-même ancien laquais devenu libraire-éditeur-imprimeur, il était « fort a son aise » (1), et que Prault fìls éditait « beaucoup de nouveautés et de comédies. » (2). L'on peut donc croire que Prault Père aura ressenti pour notre jeune laquais une certaine sympathie et l'on ne s'étonnera pas de trouver qu'en temps et lieu, le fonds de librairie de notre futur libraire sera également un fonds littéraire et surtout dramatique comprenant beaucoup de comédies, de sorte que l'existence d'une collaboration entre L.-F. Prault et son ancien laquais devenu apprenti officieux est pour le moins vraisemblable. De plus, les noms des Prault père et fils, figureront au contrat de mariage de Duchesne parmi les « amis du futur » (3).
(1) Bibliothèque nationale, fonds français 22107, fols 148 et 149, Historique des libraires.
(2) Ibid.
(3) Archives nles, Minutier Central LXXXV 513, 28 Avril 1747, Contrat de mariage de N.-B. Duchesne.
(4) Arch. dép. de la Manche, 5E, Notariat de Portbail, registre 120, acte n° 258, le jeudi 25 octobre 1770. Licitation entre les nommés Duchesne. Dans l'intitulé de cet acte figure par erreur le nom «Jean-Francois [Duchesne] » ; il s'agit en réalité de Jean-Nicolas Duchesne, fìls de Nicolas-Bonaventure Duchesne. (5) Ibid.
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Les capitaux si nécessaires pour lancer et mener à bien un grand commerce de librairie, ou Duchesne les aurait-il pris ? Non, certes, dans la succession de son père (mort avant le mois d'avril 1747) dont on n'a fait le partage qu'en octobre 1770 (4), soit plus de cinq ans après le décès de N.-B. Duchesne lui-même. Les objets des successions des père et mère de Duchesne, maison et pièces de terre, étant considérés d'une valeur trop petite pour qu'on les divisai en quatre parts (5), les cohéritiers, à savoir 1° la veuve N.-B. Duchesne, 2° Anne-Marie Duchesne, 3° Françoise Duchesne, 4° Jacques Duchesne fìls sont convenus de les liciter en faveur de Jacques Duchesne fils, moyennant la somme de 1.200 livres. Ce chiffre ne représentait pourtant pas la valeur totale de la succession de Jacques Duchesne père, puisque Jacques Duchesne fils renonçait en outre à sa part du reliquat de la succession de son frère René-Léonard, mort antérieurement à l'ile de Saint-Domingue (6). Cette succession avait été employée pour constituer une vente viagère de 500 livres en faveur de la veuve de Jacques Duchesne père, de sorte que le chiffre total convenu par l'hoirie Jacques Duchesne père serait monte probablement à environ 3.700 livres (2.500 l. représentant une part du principal de la rente viagère, plus les 1.200 livres versées par Jacques Duchesne fils). Quoi qu'il en soit, il est établi que ce n'est pas dans sa famille que N.-B. Duchesne a pu trouver l'argent dont il avait besoin pour lancer un commerce de librairie.
A force donc de placer ses épargnes, épargnes de laquais, rappelons-le, augmentées peut-être par des emprunts hypothéqués sur les successions de certains parents et amis (rappelons Pierre Prault, l'ancien laquais, qui était « fort a son aise »), Duchesne est parvenu d'une manière ou d'une autre à accumuler les capitaux nécessaires pour exercer clandestinement. Son contrat de mariage permet d'affirmer qu'un de ses placements d'argent remontait au mois d'août de l'année 1737 et dans le même contrat Duchesne est qualifié de « libraire » exerçant au quai de Conti, sans doute chez Prault fils, sans qu'il soit question de sa réception par la communauté, réception qui n'aura lieu que quatre ans plus tard.
(4) Arch. dép. de la Manche, 5E, Notariat de Portbail, registre 120, acte n° 258, le jeudi 25 octobre 1770. Licitation entre les nommés Duchesne. Dans l'intitulé de cet acte figure par erreur le nom «Jean-Francois [Duchesne] » ; il s'agit en réalité de Jean-Nicolas Duchesne, fìls de Nicolas-Bonaventure Duchesne. (5) Ibid.
(6) René-Léotard et Jean-Francois étant décédés sans progéniture.
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Mais venons-en à ce mariage, qui marquera une étape importante dans la carrière de Nicolas-Bonaventure. Au mois d'avril 1747, Duchesne est si peu laquais qu'André Cailleau, libraire - éditeur de Paris très connu, très accrédité et assez prospère a voulu lui donner sa fille, Marie-Antoinette en mariage. Duchesne déclare que ses biens « consistent en la somme de douze mille livres », tandis qu'André Cailleau et son épouse constituent en dot à leur fille six mille livres en « marchandises de librairie ». Ce document nous permet de constater en outre que Duchesne rétrocède a Nicolas Dubosc (7), ancien bibliothécaire de l'archevêque de Paris, une vente de cinquante livres à principal de mille livres lesquelles Duchesne déclare avoir employées à acheter des marchandises de librairie. A la suite de son mariage, Duchesne emménage chez Andre Cailleau, rue Saint-Jacques, paroisse de Saint-Benoist, ou il dirigera la boutique. A en croire l'Historique des libraires de la Bibliothèque nationale, les affaires de Duchesne prospèrent, tandis que le commerce d'André Cailleau périclite. Lors du décès du libraire Cailleau, la veuve Cailleau est reçue libraire « par le décès de son mari » le 28 janvier 1751 ; en attendant, Duchesne continue d'exercer clandestinement. En 1751, cependant, étant gendre de libraire, il demande lui-même d'être reçu par la communauté. Sur ce, grand émoi au sein de cette compagnie, qui se soulève unanimement pour s'opposer à sa réception. Ce sera le dernier de tous les obstacles que Duchesne rencontrera dans sa carrière de libraire. On aurait pu le croire insurmontable. Il n'en était rien, cependant, car, grâce à un ordre du Chancelier de France, Lamoignon de Blancmesnil, en date du 29 octobre 1751, Duchesne est imposé à la communauté, de sorte qu'il est reçu le 6 novembre 1751.
(7) Possessionné à Fresville, canton de Montebourg. Cf. arch. dép. Manche, 5 E, Notariat de St-Sauveur-le-Vicomte, année 1740, acte 324.
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A partir de ce moment, le commerce de Duchesne prendra un essor que la mort seule interrompra. Il vivra encore 13 ans 8 mois mais voici ce qu'il a accompli en ce court espace de temps.
Il a fonde sur des bases financières très solides une maison d'édition prospère qui demeurera en fonctions jusqu'à la fin de l'année 1845. Dès le début, ou peu s'en faut, ses belles éditions se rencontrent partout en Europe, à Paris, en province, en Hollande, en Belgique, en Italie, en Allemagne. Le fonds de librairie de la maison Duchesne comportait les noms d'au moins 362 auteurs. C'est elle qui a donne la première édition de l’Emile de Jean-Jacques Rousseau, agréée par Malesherbes, fils de Lamoignon de Blancmesnil et directeur de la librairie. C'est elle qui donne les-Œuvres diverses du même auteur. En plus, au commencement de 1765, c'est encore Duchesne qui négocia avec Jean-Jacques l'édition du Dictionnaire de Musique de celui-ci que publiera la veuve Duchesne quelque trois ans plus tard. La maison Duchesne a édité également plusieurs ouvrages de Voltaire, notamment ses tragédies. Le fonds de commerce de Duchesne est un fonds littéraire et surtout dramatique, comportant beaucoup de comédies, de vaudevilles et de nouveautés. Lors de son décès, survenu le 4Juillet 1765, Duchesne laissera à sa veuve, Marie-Antoinette Cailleau et à leurs trois enfants mineurs (Marie-Antoinette, Charlotte-Antoinette, et Jean-Nicolas) une succession dont la masse générale montera à 452.633 livres 18 sols 7 deniers. Déduction faite des dettes et reprises, veuve et enfants partageront 341.717 livres 1 sol 10 deniers. La prisée des livres dépendant de la succession montera a 263.257 livres !
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Comme de droit, la veuve Duchesne fut reçue libraire « par le décès de son mari ». Or, avant son mariage elle avait été « maitresse commère » dans la boutique de son père, André Cailleau. D'ailleurs elle gardait auprès d'elle l'ancien premier commis de feu son mari, un homme expérimenté et compétent qui avait travaillé quelque treize ans avec N.-B. Duchesne et dont nous aurons à reparler plus loin.
Il était donc à prévoir que, de convention entre les parties, la veuve Duchesne garderait entre ses mains le fonds de librairie de la succession ainsi que les capitaux indispensables pour exploiter son commerce (8), si bien que, presque du jour au lendemain, elle eut les affaires de la maison en main et que le commerce continua comme si de rien n'était (9). De sorte, les belles éditions de la maison Duchesne continuent de se vendre partout en Europe, ou la rubrique nouvelle : a Paris, chez la veuve Duchesne, rue Saint-Jacques au-dessous de la Fontaine Saint-Benoist, au Temple du goût est aussi connue de nos jours par les bibliophiles que l'ancienne. C'est a très juste titre que la veuve Duchesne écrira le 2 mai 1767 à Voltaire : « ...la maison a une sorte de célébrité ». Elle expliquait à Voltaire qu'il se débitait dans Paris « fort souvent » des ouvrages qui semblaient être de son fonds mais qu'elle-même ne connaissait pas. C'étaient des œuvres d'auteurs qui les faisaient imprimer pour leur compte et débiter de même en y faisant mettre son adresse a elle ! (10) « L'exacte et avisée veuve Duchesne » (c'est Voltaire qui l'appelle ainsi) (11) a continué de diriger avec succès ses affaires jusqu'à sa mort, survenue le 25 mai 1793. Lors de la mort de la veuve Duchesne, la prisée des livres de son fonds montait a 177.383 livres, le reliquat actif de la succession a 131.304 livres 18 sols 1 denier. Ce chiffre est inférieur au montant de la succession de son mari, mais rappelons qu'elle avait constitué des rentes en faveur de ses enfants et notons surtout la date de son décès.
(8) Bien entendu elle a constitué à chacun des mineurs Duchesne (ils étaient âgés de 15 ans, de 13 ans, et de 8 ans respectivement) une rente proportionnée au montant de leur patrimoine.
(9) Pas tout-à-fait, cependant, car les notaires qui dressaient l'inventaire après décès ont mis presque cinq mois à en achever la clôture.
(10) Besterman Th. Correspondance de Voltaire 13260.
(11) Dans une lettre du 27 novembre 1767 adressée a F.L.C. Marin, Besterman 13643
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De convention entre les cohéritiers, les marchandises de librairie ont été laissées entre les mains de Jean-Nicolas Duchesne, fils de Nicolas-Bonaventure. Né le 24 novembre 1757, Jean-Nicolas a succédé à sa mère à l'âge de 36 ans. Ce troisième Duchesne n'a donne que relativement peu d éditions. Il a exercé rue des Grands Augustins à trois adresses différentes et plus tard rue Serpente ; vers la fin de sa vie il était commissaire en livres, mourant rue Serpente, n° 12, le 3 décembre 1845 à l'âge de 88 ans.
Il ne faut, certes, pas passer sous silence le nom de Pierre Guy, qui est reste vingt-trois ans au service des Duchesne, premier commis d'abord du mari, ensuite de la veuve. Fidèle et surtout prudent, il a toujours eu la confiance de ses patrons. C'est lui qui s'est chargé de la correspondance volumineuse de la maison. Guy se bornait étroitement, dans ses lettres, aux affaires et aux menus détails du commerce de la maison, transmettant à ses correspondants ordres, commandes, déclarations, partis, promesses, le tout, en apparence, de son propre chef et comme si toutes ces choses émanaient de lui-même, tandis qu'en réalité elles émanaient de droit exclusivement de ses patrons. Quant à Nicolas-Bonaventure, il reste tout ce temps muet comme une carpe. De la main de N.-B. Duchesne lui-même, pas une seule lettre ou autre écrit ne nous est parvenue : nous avons de lui seulement quelques signatures griffonnées au pied ou en marge d'un petit nombre d'actes notariés. C'est pour ces raisons qu'on attribue souvent a Guy la qualité d'« associé de Duchesne ». Mais Guy signait presque invariablement « Guy pour Duchesne » ou « Guy pour veuve Duchesne » et il déclare, dans une lettre à Jean-Jacques Rousseau, qu'il n'avait aucun intérêt financier dans le commerce de la maison Duchesne. De plus, Guy était employé à gages et lorsque, en 1775, sa santé s'est gâtée, il prit sa retraite muni d'une pension de deux cent livres que lui constituait la veuve Duchesne. En somme il tenait la plume pour la maison.
Toutefois, l'on est allé jusqu'à dire que Guy s'était emparé de l'affaire Duchesne et de la veuve de celui-ci, et même qu'il a épousé la veuve Duchesne en secondes noces (12). J'ajoute seulement que, à partir de 1775, Guy est à la retraite, que la veuve Duchesne a continué de diriger son commerce jusqu'à sa mort, survenue au mois de mai 1793, qu'elle est décédée veuve de Nicolas-Bonaventure Duchesne et, enfin, que le 11 août 1795, Guy lui-même est décédé mari d'Anne Dufaur(t) ou Dufort, qui lui survivra de quelques années.
Quelque précieux qu'aient pu être les services de Pierre Guy pour la maison Duchesne, celle-ci a continué de prospérer après le départ du premier commis et secrétaire, sous la direction de la veuve Duchesne jusqu'à l'époque révolutionnaire ; et aura une certaine activité après le décès de cette veuve jusque dans la quatrième décennie du siècle suivant sous la direction de son fils.
(12) R.A.Leigh, dans son admirable édition de la correspondance complète de Jean-Jacques Rousseau.
Noël E. KAY